La fermeture annoncée de Liberté donne lieu à un débat qui tourne au procès. Les uns accusent la presse, les autres le propriétaire du quotidien, les derniers le pouvoir mais pour mieux dénoncer le politique de manière plus large. Dans l’atmosphère répressive actuelle, où règne l’arbitraire, on ne peut pourtant imaginer que la décision d’Issad Rebrab soit indemne d’intérêts économiques en rapport avec des préoccupations politiques fondamentales, dont celles liées à la détention de deux journalistes parmi lesquels Mohamed Mouloudj, issu de la rédaction de Liberté. Ne s’agit-il pas alors, en même temps que l’on repense la presse, d’interroger le projet de société autour duquel refonder la République ? Ne s’agit-il pas de questionner nos choix économiques et politiques ? Au lieu de s’emparer du débat, certains semblent considérer l’issue comme inéluctable tandis que d’autres rédigent déjà un requiem pour le titre. On décompte les jours qui lui restent à vivre, comme pour accentuer le sentiment d’urgence, en même temps qu’on dénonce le mutisme des autorités ou de la corporation, comme pour mieux souligner l’exigence d’une intervention rapide. Cependant, si la sauvegarde de Liberté exige une action rapide et décisive, elle pose aussi la nécessité d’un débat approfondi. De nombreuses questions soulevées par la fermeture programmée de journal nous indiquent que la question de la nature de l’État est au cœur des enjeux.
Peut-on avoir une presse libre dans un État anti-démocratique ?
La sentence est déjà prononcée : c’est « l’échec d’une époque ». Certes, mais il se trouve que c’est la même réflexion que celle que le pouvoir nous assène depuis que Bouteflika est arrivé à la Présidence et que Tebboune fait sienne. Ils jettent le bébé avec l’eau du bain en condamnant tout ce qui a été fait depuis octobre 88. Il est à craindre qu’il s’agisse de se débarrasser de ce qu’il y a de positif dans l’expérience, à savoir sa radicalité, plutôt que de dépasser ses limites réelles, c’est-à-dire celles imposées par la recherche permanente du compromis. Ce qui autorise le pouvoir à reconduire la même volonté de pérennisation du système. Du coup, ici et là on suggère l’idée d’une responsabilité de la presse en lien avec son assujettissement volontaire. Elle n’aurait donc que ce qu’elle mérite si elle disparaît ! Pourtant les journalistes ont résisté aussi bien au parti unique, qu’au parti des assassins, aux tenants de l’injonction sécuritaire qu’aux forces de l’argent. Il est donc injuste de suggérer, comme Saïd Sadi abordant le passé de Liberté pour fixer mécaniquement l’avenir de la presse, que dominent «les haines cuites et recuites par des décennies de soumission et d’aliénation des intellectuels algériens réduits à s’aligner sur une doxa officielle dont, désormais, chacun essayait de s’extraire autant qu’il le pouvait ».
C’est d’autant plus abusif que les intellectuels et journalistes n’ont jamais été dans la soumission ou dans la haine et qu’ils ne le sont pas plus aujourd’hui au moment de tirer un nouveau bilan et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Mais certains voudraient les mettre sur la défensive, assurant un écho plus grand à certaines thèses et propositions. Et aujourd’hui encore, ces intellectuels et journalistes ne se laissent pas faire, en rappelant, dans différentes contributions, le rôle de Liberté et de la presse indépendante, ou en se mobilisant autour d’une pétition, qui souligne combien ce journal est porteur d’un certain esprit et en même temps le creuset de nombreuses opinions, un de ces titres qui ont incontestablement brisé la puissance de la censure et réussi à alerter l’opinion publique dont la voix s’est fait réentendre le 22 février 2019.
La vérité c’est que si la presse n’a pas triomphé de tous les censeurs, elle a mené un combat permanent pour son autonomie. L’esprit critique qu’elle a conservé contre tout, aussi bien dans les médias privés que dans les médias publics où la fronde s’exprime de manière parfois subliminale c’est le premier moment de l’élaboration d’une véritable presse libre. Avec la fermeture annoncée de Liberté, nous devons tous, militants politiques et associatifs, citoyennes et citoyens, passer à un deuxième moment qui consiste à élaborer les contours d’une presse enfin autonome et qui laisse place à l’expression de la radicalité en politique. Il y a fort à faire. Pour en finir avec cet esprit critique et pervertir le nécessaire débat, le pouvoir agite, encore une fois, le fantôme de la division. Ainsi El-Kadi Ihsane, responsable de la très active Radio M est opportunément accusé de «diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l’unité nationale» et de « réouverture du dossier de la tragédie nationale ».
S’il faut reconnaître qu’il fait tout pour prêter flanc aux accusations de liens avec Rachad, en prolongement de son attitude durant l’affrontement avec le terrorisme islamiste, il faut surtout noter que le pouvoir tend à dissoudre la responsabilité criminelle de l’islamisme en assimilant l’activité politique contestataire et le discours médiatique critique à du terrorisme. On glissera vite de tous coupables à personne n’est coupable, c’est d’ailleurs ce qu’avait fait Bouteflika. Mais ni le pouvoir, ni El-Kadi Ihsane ne sont les seuls à vouloir biaiser l’opinion. Ainsi, Saïd Sadi prétend dénoncer le sort réservé à Liberté et « les assertions accablant le propriétaire ou expliquant cette mort annoncée comme la conséquence d’un choix éditorial éradicateur ». En préférant voir dans cette explication des « règlements de compte qui éloignent plus qu’ils ne rapprochent de la reconstitution d’une mémoire médiatique », il participe à faire diversion sur le poids décisif de la politique de réconciliation nationale sur le sort de Liberté. Saïd Sadi prolonge ainsi sa lettre à ses amis de la presse, rédigée au moment où il rejoignait les cohortes de la Concorde civile. Dans sa contribution parue le 11 avril, il conclue d’ailleurs le rappel de ses échanges avec le défunt Djaad par : « Abdelkrim, si nous devions ouvrir une liste rouge pour dénoncer ou condamner celles et ceux qui nous ont dénoncé comme des alliés de l’impérialisme et dont certains ont demandé nos têtes, il faudrait procéder à une épuration idéologique ». La même remarque adaptée au contexte actuel se traduirait par un refus de remettre en cause l’idéologie de la réconciliation nationale et ses promoteurs. En 1991, elle s’était exprimée par une participation à des élections législatives avec le FLN et le FIS.
En tournant le dos à la critique radicale de la réconciliation nationale, en accusant ceux qui exigent vérité et réparation, on s’engage sur la voie qui mène à la reconduction des mêmes intérêts, au mieux à leur évolution, tout en leur permettant de maintenir leur position hégémonique. Karim Kébir a raison de s’interroger sur « l’existence d’une réelle presse professionnelle à l’ombre d’un régime obsolète, du modèle économique d’entreprises médiatiques et du futur d’un métier dont le crédit est écorné ».
Mais pour aller jusqu’au bout de cette réflexion, il faut commencer par dire que les journalistes ne sont pas responsables de l’état actuel de la presse. Il faut aussi ajouter que ni l’argent, ni la politique ne sont plus responsables, mais seulement cet argent-là et cette politique-là, c’est-à-dire le despotisme néolibéral adossé à la rente, le capital dépendant d’un Etat soumis non pas à la loi et à la souveraineté populaire, mais agissant de manière arbitraire. Ce que nous dit la fermeture de Liberté c’est que la presse ne meurt pas de trop d’argent, il lui en faut beaucoup plus pour faire face au manque de publicité et à l’exigence de sa numérisation, ni de trop de politique, son rôle est d’aider à forger l’opinion, la structurer. Ce que l’on doit impérativement voir c’est que Liberté et la presse risquent de périr d’un mauvais usage de l’argent et d’une mauvaise politique menée par des hommes dont le principe de gouvernement est la manipulation et l’abrutissement des algériens. Avec plus de liberté et d’autonomie la presse renforcera un Etat de droit démocratique et n’apparaîtra plus comme subversive, non-professionnelle ou antipatriotique.
La censure a empêché notre presse de s’améliorer autant qu’elle le souhaitait et les reproches qui sont fait aux journalistes doivent en réalité être adressés à la censure. Et ceux qui appellent aujourd’hui à la séparation mécanique entre la presse et l’argent ou entre la presse et la politique cherchent encore à défendre les intérêts des forces de l’argent, en faisant croire à leur soudaine impuissance, alors qu’il s’agit de réguler les relations, y compris avec des contre-pouvoirs, comme pourraient l’être des sociétés de rédacteurs ou des comités de lecteurs et surtout un Etat digne des sacrifices des journalistes et de tous les citoyens qui ont lutté pour la liberté. En se mobilisant pour sauver le quotidien Liberté ils disent que la liberté de la presse ne doit pas être le privilège de certains hommes, mais le droit de tous.
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